TRAITÉ DE L'ÂME PAR
JAMBLIQUE ET FRAGMENTS DIVERS.
TRAITÉ
DE L'ÂME. — I. Questions que soulève l'étude de l'âme. II. De
l'Essence de l'âme. III. Des Facultés. IV. Du Nombre des facultés. V-VII.
Des Facultés qui constituent l'essence de l'âme. VIII. Des opérations. IX.
Des Actes. X. Du Nombre des âmes. XI. De la Descente des âmes. XII. De la
Différence qui existe dans la descente des âmes. XIII-XIV. De la Vie de
l'âme dans le corps. XV. De la Mort. XVI. De la Purification. XVII. De la
Récompense.
COMMENTAIRE DU TRAITÉ
D'ARISTOTE SUR L'ÂME. - XVIII. Des Sens. XIX. De la Vue. XX. Du Sens
interne. XXI. De l'imagination. XXII-XXIII. De l'Intelligence.
LETTRE
SUR LE DESTIN.
COMMENTAIRE DU TRAITÉ
D'ARISTOTE SUR L'ÂME (01).
Fragments conservés par
Simplicius, Priscien de Lydie, Jean Philopon.
[ARISTOTE] Il faut
admettre, pour tous les sens en général, que le sens est ce qui reçoit
les formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l'empreinte
de l'anneau sans le fer ou l'or dont l'anneau est composé, et garde cette
empreinte d'airain ou d'or, mais non pas en tant qu'or ou airain. (De
l'Âme, III 12 ; p. 247 de la trad. de M. Barthélemy
Saint-Hilaire.)
XVIII. [JAMBLIQUE.]
D'abord, l'objet sensible produit sur l'organe une impression, qui
est à la fois une passion, et un acte, parce qu'elle
consiste à devenir semblable à l'objet senti; ensuite, cette impression
engendre une forme dans la puissance vitale qui est commune à l'âme
et au corps [c'est-à-dire dans la sensibilité irrationnelle] ;
enfin, la sensibilité éveille dans l'âme la raison qui s'applique aux
formes de cette espèce : de là résulte un jugement et une connaissance (02). (Fragment cité par Priscien de Lydie, Comm. du Traité
de Théophraste sur la Sensation, p. 276 ; dans les Œuvres de
Théophraste, éd. de Bâle.)
Vue.
[ARISTOTE.] La lumière
est, on peut le dire, la couleur du diaphane, lorsque le diaphane est
diaphane en toute réalité, en entéléchie, soit par le feu, soit par telle
autre cause ; comme, par exemple, le corps supérieur : car ce corps a
quelque chose de tout pareil et d'identique au feu. On a donc établi que
le diaphane et la lumière ne sont ni du feu, ni absolument un corps, ni
une émanation d'aucun corps. (De I'Âme, 7 ; p. 211 de la trad.
fr.)
XIX. [JAMBLIQUE.] La
lumière n'est pas un corps, ni, comme le croient les Péripatéticiens, la
passion on la qualité d'un corps [mais l'acte de la forme
lumineuse]. (Fragment, cité par Prisciem de Lydie (03), ibid., p. 277.)
Sens
interne.
[ARISTOTE.] Comme nous
sentons que nous voyons et entendons, il faut absolument que ce soit ou
par la vue, ou par un autre sens, que l'on sente que l'on voit. (De
l'Âme, III, 2; p. 262 de la trad. fr.)
XX. [JAMBLIQUE.] La
sensation qui est nôtre [qui est propre à l'âme] porte le même nom que la
sensation irrationnelle [qui est commune à l'âme et au corps) (04). (Fragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de
l'Âme, f. 52, éd. d'Alde.)
Imagination.
[ARISTOTE.] On peut
dire que l'imagination est le mouvement qui ne saurait avoir lieu sans la
sensation, ni ailleurs que dans les êtres qui sentent; qu'elle peut rendre
l'être qui la possède agent et patient de bien des manières ; et enfin
qu'elle peut également être vraie et être fausse. (De l'Âme, III, 3 ; p.
266 de la trad. fr.)
XXI. [JAMBLIQUE.]
L'Imagination est liée à toutes les puissances de l'âme : elle reçoit
l'empreinte de toutes , retrace les formes qui leur sont propres, et
transmet les impressions d'une faculté à une autre; elle donne à l'Opinion
l'intuition des formes qui proviennent des Sens ; elle lui représente
aussi les conceptions qui proviennent de l'Intelligence (05) ; elle reçoit elle-même les images que lui fournissent les
diverses puissances de l'âme, et le nom qu'elle porte exprime fort bien la
propriété qu'elle a de tout s'assimiler en recevant et en réfléchissant
tous les phénomènes des facultés intellectuelles, végétatives ou
intermédiaires entre les unes et les autres. Elle retrace et représente
toutes les opérations de l'âme (06); elle rapproche celles qui sont extérieures de celles qui
sont intérieures, et transmet aux puissances qui sont répandues dans le
corps les impressions qu'elle reçoit de l'Intelligence. Puisque
l'Imagination a pour essence la propriété de s'assimiler toutes choses,
elle est avec raison liée à toutes les autres puissances auxquelles elle
est antérieure et dont elle provoque les opérations. Elle ne consiste
point dans une passion, ni dans un mouvement, mais dans un acte
indivisible et déterminé; elle ne reçoit pas une empreinte du dehors,
comme la cire, mais elle tient. tout de ce qu'elle possède intérieurement
: car c'est en tirant de son sein les raisons par lesquelles elle
s'assimile les objets qu'elle en représente les imagés. (Fragment cité par
Priscien de Lydie (07), Comm. du Traité de Théophraste sur l'Imagination et
l'Intelligence, p. 284. )
Intelligence en
puissance.
[ARISTOTE.] Il a été
dit plus but que l'intelligence est en puissance comme les choses mêmes
qu'elle pense, sans en être aucune en réalité, en entéléchie, avant que de
les penser: Évidemment il en est' comme des tablettes (08) où il n'y a rien d'écrit en réalité, en entéléchie; et
c'est là le cas même de l'intelligence. De plus, elle est elle-même
intelligible comme le sont toutes les choses intelligibles. Pour les
choses sans matière, l'être qui pense et l'objet qui est pensé se
confondent et sont identiques; ainsi, la science spéculative et l'objet su
de cette façon sont un seul et même objet. (De l'Âme, III, 4 ; p.
500 de la trad. fr.)
XXII. [JAMBLIQUE.]
Voyez : Aristote dit une tablette, et non un feuillet. Or,
Il ne dirait pas une tablette, γραμματείῳ, s'il n'y avait des lettres,
γράμματα. Il s'est servi de ce terme pour faire comprendre que l'âme des
enfants, qui est l'Intelligence en puissance, possède les raisons des
choses. C'est pourquoi, s'il a comparé leur Âme à une tablette, c'est
qu'elle possède les raisons des choses, comme une tablette, γραμματεῖον,
contient des lettres, γράμματα. Si Aristote dit : où il n'y a rien
d'écrit, ἀγράφῳ, il entend par là ; où il n'y a rien d'écrit
lisiblement, parce que les lettres ne sont pas nettes et lisibles (09) ; comme on dit qu'un tragédien n'a pas de voix,
ἄφωνος quand il n'a pas assez de voix, κακόφωνος. Ainsi, Aristote
pense comme Platon que l'âme contient les intelligibles et les raisons
de toutes choses, et qu'apprendre, c'est se souvenir. (Fragment
cité par jean Philopon (10), Comm. sur le Traité de l'Âme, III, §
46.)
Intelligence en
acte.
[ARISTOTE] De même que
dans toute la nature, il faut distinguer, d'une part, la matière pour
chaque genre d'objets, la matière étant ce qui est tous ces objets en
puissance; et, d'autre part, la cause, ce qui fait, parce que c'est là
cause qui fait tout, comme l'art fait tout ce qu'il veut de la matière ;
de même, il faut nécessairement aussi que ces différences se retrouvent
dans l'âme. Telle est, en effet, l'intelligence, qui, d'une part, peut
devenir toutes choses, et qui, d'autre part, peut tout faire. C'est en
quelque sorte une virtualité pareille à la lumière : car la lumière, en un
certain sens, fait, des couleurs qui ne sont qu'en puissance, des couleurs
en réalité. Et telle est l'intelligence qui est séparée, impassible, sans
mélange avec quoi que ce soit, et qui par son essence est en acte. (De
l'Âme, III, 5, p. 303 de la trad. fr.)
XXIII. [JAMBLIQUE]
L'Intelligence est l'essence supérieure à l'âme; or Aristote parle ici de
l'Intelligence et non de l'Essence raisonnable. (Fragment cité par
Simplicius, Comm. sur le Traité de l'Âme, f. 62, éd. d'Alde.) [«
Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en
acte l'Intelligence supérieure à l'âme, soit l'Intelligence participée,
soit l'Intelligence imparticipable (11) » (Simplicius, ibid., f.
88.)]
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(01) Sur ce traité, Voy. ci-dessus
l'Avertissement, p. 615. (02) Cette théorie de la sensation est complètement
conforme à celle que Plotin expose dans l'Ennéade IV, liv. IV, § 23, et
liv. VI, § 2 et 3. Il faut rapprocher aussi de ce passage les lignes
suivantes de Simplicius, où l'on retrouve les mêmes idées et presque les
mêmes termes : « L'organe est mis en mouvement sans aucun intermédiaire
par l'objet sensible : il ne pâtit pas simplement; il agit aussi, parce
qu'il est vivant. Cette passion active (ἐνεργητικὸν πάθος) éveille l'acte
et le jugement de la sensibilité pure qui s'applique à la forme de l'objet
sensible. Car, ce n'est pas extérieurement ni passivement, c'est
intérieurement, en vertu des raisons qu'elle possède, que la sensibilité
tire de son sein la forme qui est semblable à l'acte passif produit dans
l'organe. Ainsi, la passion que l'objet sensible fait éprouver à l'organe
est un mouvement, tandis que la production de la raison, le jugement de la
sensibilité pure, la détermination de la forme de l'objet sensible, ne
constituent pas un mouvement, mais un acte indivisible. »
(Comm. du Traité de
l'Âme, f. 59-60, éd. d'Alde.) (03) Voici comment, en citant Jamblique, Priscien
développe cette théorie de la lumière : « Dans la vision, l'oeil ne reçoit pas des
images qui émaneraient des objets extérieurs, et qui, en s'introduisant
dans cet organe, lui imprimeraient une espèce de forme [comme le croient
les Épicuriens] ; il n'émet pas une espèce de corps par lequel il irait
toucher en quelque sorte les objets sensibles [comme le pensent les
Stoïciens]; enfin, les couleurs ne produisent pas dans le diaphane
une affection que celui-ci transmettrait à la vue [comme l'enseignent les
Péripatéticiens]. Les formes des corps ont une puissance active par
laquelle elles agissent sur ce qui est disposé à recevoir leur action, non
seulement quand il y a contact, mais encore à distance, lorsque cette
distance est convenable pour que l'objet sensible agisse et que l'organe
pâtisse... Telles sont les conditions communes à la vue et à l'ouïe. En
outre, la vue a besoin de la lumière qui met l'organe visuel en état de
voir et l'objet visible en état d'être vu : car, sans lumière, l'objet
visible ne saurait agir sur l'organe visuel, ni l'organe visuel entrer en
rapport avec l'objet visible... Qu'est-ce donc que le diaphane ?... Nous
ne devons pas demander de quel corps simple naît le diaphane : les formes
ne sont produites ni par les éléments ni par aucune espèce de corps; ce
sont au contraire les corps qui participent aux formes et qui en reçoivent
leurs caractères propres. C'est pourquoi les corps qui n'ont point par
eux-mêmes une essence lumineuse ont besoin de la lumière pour être vus,
tandis que le feu et les corps brillants n'en ont pas besoin, parce que,
par leur essence, ils participent suffisamment à la forme lumineuse...
Autre est, la lumière qui émane d'une source lumineuse; autre est la
lumière qui est une source lumineuse, la lumière du soleil, par exemple,
ou celle du feu. Ici nous ne nous occupons pas de la cause dans laquelle
subsiste l'essence de la lumière, mais de la lumière qui émane de cette
cause et qui est l'acte du diaphane dans l'air, l'eau et les autres corps
qui sont tour à tour lumineux et ténébreux. C'est pourquoi, me conformant
à l'opinion de Jamblique, je crois que la lumière n'est pas un corps, ni,
comme le disent les Péripatéticiens, la passion ou la qualité d'un
corps... La lumière n'est pas produite par division ni par émission:. elle
est l'acte de la forme lumineuse. » (Comm. du Traité de Théophraste sur
la Sensation, p. 275-277.) Cette théorie de la vue et de la lumière
est complètement conforme à celle que Plotin expose dans l'Ennéade IV.
liv. V, et se rapproche de l'hypothèse des ondulations. (04) Cette pensée de Jamblique est conforme à la théorie
exposée sur ce point par Plotin dans l'Ennéade I, liv. I, § 7. Elle est
commentée par Simplicius en ces termes : « L'homme est complet sous le rapport de la
sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d'autres animaux. Mais,
sentir que nous sentons, c'est le privilège de notre nature : car c'est le
propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On
voit que la raison s'étend ainsi jusqu'à la sensation, puisque la
sensation qui est propre de l'homme se perçoit elle-même. En effet, le
principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il
sait qu'il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et
s'applique à lui-même... La sensation qui est nôtre est donc rationnelle :
car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le
dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la
sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le
corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne
se tourne pas vers elle-même comme l'intelligence ou la raison : car elle
n'est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne
s'éveille pas d'elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait
quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par
l'objet sensible. » (Comm. sur le Traité de l'Âme,
f. 52, éd. d'Alde.) (05) Cette théorie de l'Imagination est conforme à celle qu'on
trouve dans Plotin (Voy. Enn. I, liv. I, § 9 ; liv. IV, § 10 ; et Enn. IV,
liv. III. § 29, 30). Elle a été développée par Plutarque d'Athènes : «
Après que le sens s'est appliqué à l'objet sensible et en a reçu la forme,
il la garde ; c'est à cette forme que l'Imagination s'applique pour se la
représenter, comme le dit Plutarque. Aussi définit-il l'Imagination le
mouvement de l'âme qui naît immédiatement de la sensation en acte... Selon
Plutarque, l'Imagination est double : par une extrémité, elle aboutit à la
faculté supérieure, c'est-à-dire, elle commence où finit la Raison
discursive ; par l'autre extrémité, elle aboutit aux Sens dont elle forme
le sommet. L'Imagination ne donne rien à l'Intelligence et à la Raison
discursive; mais elle est purifiée et perfectionnée par ces facultés,
parce que, guidée par elles, elle arrive à posséder la vérité autant
qu'elle en est capable par sa nature. De là vient que l'imagination tâche
d'accompagner toujours l'exercice de ces facultés, afin de participer à la
raison et à la vérité. Plutarque se sert à ce propos d'une comparaison
fort juste qui mérite d'être rapportée. La partie supérieure de
l'Imagination, dit-il, qui touche à la Raison discursive, est avec elle
dans le même rapport qu'une ligne avec une autre qu'elle touche en un
point. De même que ce point est identique et différent : identique, parce
qu'il est un; et différent, parce qu'il peut être pris avec l'une ou avec
l'autre des deux lignes ; de même l'Imagination peut être considérée comme
simple et comme double [par rapport aux Sens et à l'intelligence], parce
que, d'un côté, elle ramène à l'unité l'objet sensible qui est divisé, et
que, de l'autre côté, elle représente et elle exprime par des images et
des formes diverses les choses divines qui sont simples et indivisibles.
» (Jean Philopon, Comm. sur le
Traité de l'Âme, III, § 30,, 32.) (06) Cette phrase est citée par Simplicius : « Quoique l'Imagination, comme le dit
Jamblique, représente toutes nos opérations rationnelles, cependant elle
devient semblable aux formes sensibles qui sont figurées et divisibles;
c'est pourquoi elle touche à la Sensibilité. » (Comm. du Traité d'Aristote sur
l'Âme, f. 60, éd. d'Alde.) (07) Priscien accompagne cette citation des réflexions
suivantes ; « Il faut reconnaître que l'Imagination
est, comme l'enseigne Théophraste d'après Aristote, une faculté différente
de la Sensibilité, aussi bien que de l'Opinion et de la Raison. En outre,
de même que la Sensibilité a besoin d'être excitée par les formes
sensibles pour entrer en action et s'appliquer à ces formes en tirant de
son sein les raisons qu'elle possède; de même l'Imagination a besoin
d'être éveillée par les formes sensibles qui lui servent de matière et
auxquelles elle s'applique. Elle est donc une puissance qui est en rapport
avec le corps en tant que les formes sensibles qui la mettent en mouvement
résultent des impressions éprouvées par les organes, A cette théorie de
l'Imagination il faut ajouter les principes suivants que nous empruntons à
Jamblique... [Suit le fragment de Jamblique que nous avons traduit
ci-dessus.] Voilà ce que dit Jamblique. Mais si , comme il l'affirme,
l'Imagination représente les actes des autres facultés, même les
opérations intellectuelles et rationnelles, comment admettre avec Aristote
qu'elle est mise en mouvement par les formes sensibles? C'est que, bien
qu'elle représente les opérations des facultés supérieures, elle offre
aussi l'image des formes sensibles ; elle devient donc semblable à ce qui
est divisible et figuré, et elle contracte ainsi le caractère des objets
sensibles. C'est pourquoi elle ne représente les opérations des facultés
supérieures qu'autant qu'elle est mise en mouvement par les formes
sensibles, » (Comm. du Traité de Théophraste sur l'Imagination et
l'Intelligence, p. 284-285.) (08) M. Barthélemy Saint-Hilaire traduit feuillet; nous
mettons tablette, pour nous conformer au Commentaire de
Jamblique. (09) C'est la théorie développée par Leibnitz dans la préface
de ses Nouveaux Essais. (10) M. Barthélemy Saint-Hilaire attribue par mégarde
cette théorie de Jamblique à Jean Philopon, qui se berne à citer Jamblique
et ajoute seulement cette réflexion : « Jamblique dit ces choses pour montrer
qu'Aristote est ici d'accord avec Platon. » L'idée fondamentale de ce fragment de
Jamblique est empruntée à Plotin : « Nous n'usons pas toujours de tout ce que
nous possédons. Or nous en usons quand nous dirigeons la partie moyenne de
notre être [la raison discursive avec l'imagination] soit vers le monde
supérieur, soit vers le monde inférieur, quand nous amenons à l'acte ce
qui jusque-là n'était qu'en puissance, ce qui n'était qu'une simple
disposition. » (Enn, I, liv. I, § 11) La
théorie de Jamblique a été elle-même reproduite par Plutarque d'Athènes :
« Le mot Intelligence a trois sens dans
Aristote. Ces trois sens ne sont pas les mêmes pour Alexandre d'Aphrodisie
et pour Plutarque... Plutarque dit que le premier sens du mot intelligence
est l'Intelligence qui consiste dans une simple habitude, telle
qu'elle est dans les enfants : car Plutarque prétend que, selon Aristote,
les enfants possèdent les raisons des choses, que l'âme raisonnable
a des notions de tout, qu'apprendre n'est que se souvenir; c'est
pourquoi Plutarque accorde aux enfants l'Intelligence qui consiste dans
une simple habitude et qui possède les raisons des choses. Mais ils ne
connaissent pas bien les choses, ajoute-t-il, et ils ont besoin
d'apprendre, c'est-à-dire, de se souvenir. Le deuxième sens est
l'Intelligence qui est à la fois en habitude et en acte, telle
qu'elle est dans les hommes faits : car en eux l'intelligence est à la
fois une habitude et un acte; elle a étudié et appris, et s'est rappelé
les choses en les apprenant. Enfin, le troisième sens est
l'Intelligence qui est seulement en acte; telle est
l'Intelligence qui vient des dehors et qui est parfaite
[c'est-à-dire l'Intelligence divine]. Tels sont les trois sens du mot
Intelligence selon Plutarque. » (Jean Philopon, Comm. sur le
Traité de l'Âme, III, § 33.) L'accord de Jamblique et de Plutarque sur
ce point est attesté en ces termes par Priscien : « Puisque l'Intelligence en puissance
contemple les formes, comme le dit Théophraste avec Aristote, comment
contemple-t-elle les deux espèces de formes, les formes immatérielles et
les formes matérielles qu'elle connaît par abstraction (car elle ne
contemple les formes matérielles qu'en tant qu'elles sont des formes) ?
C'est un point qu'ont fort bien expliqué les interprètes légitimes
d'Aristote, Jamblique et Plutarque, fils de Nestorius. »
(Comm. du Traité de
Théophraste sur l'Imagination et l'Intelligence, p. 289.) (11) Le sens de cette expression est expliqué dans les lignes
suivantes de Proclus : « L'Intelligence a une triple puissance : il
y a l'Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres
particuliers ; puis l'Intelligence participable, à laquelle participent
les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l'Intelligence qui
habite dans les âmes et leur donne leur perfection (Comm. sur
l'Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin). » Quant à l'interprétation même donnée
par Jamblique du passage d'Aristote qu'il commente, elle a été longuement
combattue par Simplicius, qui s'exprime en ces termes : «» Dans notre Commentaire sur le livre XII de
la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par
Jamblique conformément à la pensée d'Aristote, nous avons longuement
expliqué, comme c'en était le lieu, ce qu'est l'Intelligence séparée des
âmes ; nous avons fait voir qu'elle est l'essence première et indivisible,
la vie parfaite et l'acte suprême; qu'elle offre l'identité de la chose
pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu'elle possède la
perpétuité, la permanence, la perfection ; qu'elle détermine toutes choses
et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu'est
l'Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence
particulière participée par chaque âme raisonnable... Aristote parle donc
ici de l'âme raisonnable, mais non de l'Intelligence participée par elle
au premier degré. On peut, comme nous l'avons dit, s'élever de cette
intelligence inférieure [qui est l'âme raison-nable] à cette Intelligence
participée, dont la condition diffère de celle de l'âme : car l'âme, ayant
son essence et sa vie déterminées par l'Intelligence participée, change et
demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte
à l'essence pure et séparée de la matière, tandis que l'Intelligence
participée, demeurant toujours ce qu'elle est, détermine les divers états
de l'âme; c'est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les
choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce
qu'elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. « Mais,
dit-il [dit Jamblique], l'Intelligence est l'essence supérieure à l'âme;
or, Aristote parle ici de l'Intelligence et non de l'Essence raisonnable.
» Comment admettre cependant qu'Aristote,
dans son Traité de l'Âme, ne parle point de la Raison, qui est la
plus haute faculté de l'âme ?... Aristote appelle proprement Intelligence
la Raison qui appartient à l'âme, parce que la Raison est immédiatement
déterminée par l'Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse,
parce qu'elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles,
mais qu'elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant
qu'elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui
subsistent dans l'essence rationnelle, ou bien s'élève par elles aux
formes intelligibles. Alors la Raison devient l'Intelligence en acte : car
elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant
que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas,
elle est seulement l'Intelligence en puissance... Considérons maintenant
comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin
Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte
entend l'Intelligence supérieure à l'âme, soit l'Intelligente qui
détermine l'âme [l'Intelligence participée], soit l'Intelligence
imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d'Aristote,
l'Intelligence en puissance et l'Intelligence en acte appartiennent à
l'essence de l'âme, comme nous l'avons longuement expliqué ci-dessus en
nous servant des termes mêmes d'Aristote. Nous ne voudrions pas contredire
Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons,
son opinion avec la nôtre, etc. » (Comm. du Traité de l'Âme, f.
61, 62, 88, éd. d'Alde.) Le passage d'Aristote dont Simplicius discute ici
le sens a donné lieu à des interprétations fort diverses; on en trouvera
l'énumération dans Jean Philopon (Comm. sur le Traité de l'Âme,
III, s 50). L'opinion de Jamblique parait conforme à celle d'Alexandre
d'Aphrodisie, et l'opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin
et de Plutarque d'Athènes; mais Plutarque et Simplicius n'admettent pas,
comme le fait Plotin, qu'il y ait dans l'âme quelque chose qui pense
toujours. Voy. ci-dessus, p. 631, note 5, et p. 631, note
2.
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